Dès qu’on a un peu vécu, on commence à comprendre comment ça marche. Si tout va bien, on se laisse porter par de longues périodes de routines où pour tout dire, on se fait quand même un peu chier sur les bords et on l’on ressasse une vague insatisfaction. Puis arrivent « les évènements », ce qui recouvre à peu près tout et n’importe quoi et brusquement, c’est la panique et tout le monde se met brusquement à regretter le « bon vieux temps » et à souhaiter un prompt « retour à la normale ».
Le truc un peu agaçant dans l’affaire, c’est que ce n’est jamais la même eau qui coule dans le fleuve et qu’en dehors de la puissance mystificatrice de la nostalgie, le retour à la normale n’est jamais franchement souhaitable.
Il faut par contre avoir vécu un bon petit moment et avoir vu se succéder les sempiternels cycles des crises et des états cotonneux et parfois vaguement euphoriques qui comblent les intervalles pour comprendre que petit à petit — comme le castor grignote le séquoia — les crises déplacent les curseurs de l’état du monde jusqu’au point où — par un petit matin banal, un peu moche, gris et froid — on se sent comme échoué dans le multivers, prisonnier d’une dystopie dégueulasse à laquelle il n’existe pas d’échappatoires.
Généralement, cela signifie que vous êtes devenu vieux.
Et c’est plutôt contrariant.
Mais il n’est pas exclu que vous vous soyez effectivement égaré dans la pire version de vous-même et surtout de la civilisation qui vous a vu naitre.
New order
Il n’est pas simple de faire le deuil de soi-même, de ses rêves et de ses espérances, mais c’est assez fondamentalement inhérent à la condition humaine. Plus difficile est l’adieu à l’imaginaire porté par le moment de civilisation qui nous a vu naitre et de devoir embrasser la nouvelle réalité qui s’impose à nous. On ne reviendra pas sur les voitures qui volent et les vacances sur la Lune : quelque part, c’est fait, mais dans la version cyberpunk où ce sont les corpos qui ont surclassé les États-nations.
Non, ce qui n’est pas facile du tout, c’est de renoncer à ce qui était tellement banal dans notre quotidien que c’était pour ainsi dire totalement impensé.
La nouvelle normalité, c’est donc de ne plus avoir accès à la santé comme à un besoin humain fondamental couvert par la mutualisation des moyens. Il est parfaitement normal aujourd’hui que plus de 12% de la population n’a plus accès à un simple médecin généraliste, que la pharmacie qui déborde de poudres de perlimpinpin soit en permanence en pénurie de médicaments de base, essentiels et/ou vitaux. Il est devenu tout à fait normal « d’en avoir pour son argent », de renoncer à se soigner, d’attendre des heures, voire des jours, sur des brancards égarés dans les couloirs ou le garage d’un hôpital délabré.
La nouvelle normalité, c’est le « démerdez-vous » comme nouvelle doctrine de santé publique.
La nouvelle normalité, c’est que la canicule est devenue le synonyme de saison estivale. J’ai croisé sur Mastodon quelqu’un qui s’étonnait de découvrir que le jour de sa naissance, il y avait eu une alerte canicule parce que la température extérieure allait peut-être dépasser les… 28°C. Maintenant, quand on talonne les 40°C pendant plusieurs jours, on te rappelle qu’il ne faut pas pousser trop la clim’ parce que la magie nucléaire pourrait bien se retrouver à la peine.
La nouvelle normalité, c’est la pauvreté, la précarité et l’insécurité sociale. Être modeste, voire pauvre, n’est pas une nouveauté du tout. Sa massification en cours, sa banalité, son intensité et surtout la criminalisation de tous les nouveaux dépouillés, ça, c’est une nouvelle réalité. Après 30 ans de serrage de ceinture sous prétexte de futurs ruissèlements sur la masse laborieuse, l’illusion ne tient plus et l’inéluctabilité de la faille socio-économique apparait dans toute son ampleur.
La nouvelle normalité, c’est que même l’éducation n’est plus acquise. La nouvelle normalité, c’est la pauvreté écrasante des étudiants, ce sont leurs files d’attente pour les distributions alimentaires. C’est également des classes sans profs, des écoles sans chauffage, des lycées bondés où les jeunes se prennent les plafonds sur la tête et où il pleut dans les couloirs pendant que le lycée privé entretient sa piscine avec de l’argent public.
La nouvelle normalité, c’est que la démocratie, la République, la Constitution et même le Droit en général sont des farces avec lesquelles il est loisible de se torcher abondamment et délibérément sans aucune espèce de conséquence. Ce n’est pas une surprise ou même une nouveauté pour tout le monde, mais notre naufrage dans la voyoucratie sans fin et sans fond est tout de même une énorme déconvenue pour ma modeste personne.
La nouvelle normalité, c’est la xénophobie. La haine. L’inversion des valeurs. Les humanistes sont des criminels. Les haineux ont l’oreille du pouvoir au plus haut niveau et de plus en plus de médias couchés pour y déverser H24 leur bile aigre. Les ennemis, ce sont ceux qui réclament que soient rendus vivants, réels et permanents les mots qui ornent le fronton des derniers bâtiments publics.
La nouvelle normalité, c’est la prime au médiocre. Mais cela a peut-être toujours été le cas. On s’émeut de Trump, mais on oublie Reagan. C’est peut-être la revendication de la médiocrité comme une qualité. La haine de la science, du savoir, des faits.
La nouvelle normalité, aussi et surtout, c’est un génocide en cours, normalisé, banalisé, justifié, voulu, soutenu. Le professeur D. Tollet qui m’avait enseigné au Centre d’Études Juives me dirait avec justesse que non, ce n’est pas nouveau : la bibliothèque du centre, bien fournie, avait ses rayonnages qui dégueulait de tous les génocides déjà perpétrés, ceux que l’on commémore, ceux dont on se souvient et ceux — bien plus nombreux et que l’on découvre au détour d’une recherche bibliographique — passés sous le radar et pour lesquels le boulot a tellement été bien fait qu’il ne reste pratiquement plus personne pour s’en souvenir.
Et la nouvelle normalité, c’est aussi de faire taire par la violence ou l’intimidation tou·te·s celleux que la nouvelle normalité débecte.
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